2024-2025
Emmanuelle Polle, Hervé Dez
Résidence TRTC, DRAC Normandie à Gouville-sur-Mer avec l'Etoile sportive.
C'est mon premier entraînement.
19h09.
Il a plu, le terrain est sûrement lourd. Il est bien vert, quelques feuilles d'automne au bord. Les cages des buts sont peintes en blanc, elles se détachent. Il n'y a personne sur le terrain ni aux abords, je n'ai pas redit que je venais, j'aurais dû, j'ai pris un gros pull et un ciré, un parapluie et un carnet.
Je ne connais pas les règles du foot. Je n'ai jamais tapé dans un ballon, sauf sur une plage, avec des buts en sable. Mes oncles jouaient les caïds, j'aimais bien la place de gardien, au moins je comprenais ce que je devais faire. J’aimais cet espace délimité et la possibilité d'en sortir pour aller taper dans la balle. On disait « goal volant ».
Il crachine, on entend des corneilles se battre dans les haies. Le soleil n'est pas encore couché mais les filles vont certainement finir leur entraînement dans la pénombre.
19h18, des voitures commencent à arriver.
Il y a une nouvelle joueuse qui vient rejoindre le club, elle change de chaussures et met ses crampons jaunes fluo. Elle a tressé ses cheveux en deux longues nattes qui partent du dessus de sa tête et gardé ses belles boucles d'oreilles dorées. « Je ne sais pas s'il faut que je cours, oui, j'imagine ? Et elle commence ses tours de stade. Le coach a la voix cassée, je pense que ce n'est pas sa voix normale.
Je les admire.
La nouvelle joueuse trottine, les lumières viennent de s'allumer, les quatre joueuses au short bleu reviennent de leur échauffement.
« Faut vraiment que je me rachète des chaussures » dit une joueuse. Où va jouer la nouvelle ? A quelle place ? Elle n'a pas encore reçu son équipement, avec sa veste rouge elle se distingue alors qu’elle aimerait sans doute pouvoir se fondre dans le groupe. « Il y a des règles », demande-t-elle ? Le ballon fait un bruit sec sur les chaussures. « Deux touches maximum » dit le coach. Je ne sais déjà pas de quoi il veut parler. « On va passer en une touche ». Juliette, Océane, Inès, les prénoms commencent à arriver.
« Elle a des trop grandes jambes, elle fait des trop grandes passes pour toi » se moque une fille au short bleu à une autre fille au short bleu. C'est vrai que la nouvelle est tout en jambes. « Je ne sais pas quoi faire quand j'ai le ballon », avoue une troisième. « Tu paniques ? ». Les queues de cheval sautent en l'air. «Excuse-moi, elle était pourrie ma passe. »
Ce soir c'est l'entraînement des gars, il y a deux équipes, A et B ou 1 et 2, je ne sais pas. Il y a 10 minutes, une averse terrible est tombée et je me suis demandé à quel degré sur l'échelle de la pluie l'entraînement serait annulé. Mais tout est calme maintenant, il fait même plus doux qu'hier.
Le groupe se rassemble, je ne peux pas encore les compter mais je vois qu'ils sont nombreux. Comme je ne me suis pas encore présentée, j'hésite à sortir de ma voiture. C’est idiot. Les garçons continuent d'arriver, il est possible qu'à la fin j'en compte 11. Les gars commencent des tours de stade. Contrairement à la nouvelle joueuse d'hier qui faisait scrupuleusement le grand tour et marquait les quatre angles, les garçons mangent les coins et coupent largement le terrain. Je viens d'en compter 15. Ils courent, un ballon dans les jambes, carotte pour avancer mieux. « Libère, libère, normal que ce soit dur ». Deux coachs me tournent le dos.
On entend des rots. « Continuez, on change les appuis ». Le groupe a été scindé en deux, maillots rouges, maillots jaunes fluo.
On entend des souffles courts, l’exercice est intense sur ce petit bout de pelouse. Je ne comprends toujours pas ni où sont les buts ni quand comment faire pour marquer des points.
On entend des crachats dans l'herbe et des jets de morve qui remontent des sinus. « Faut être intelligent, faut être intelligent. Dans les courses, je récupère, je lâche, il y a toujours une solution. Parlez-vous, communication, tu donnes le ballon, tu dis quelque chose. » Ca va vite. « Allez boire un coup ».
On entend des rires. « Vite ne veut pas dire se débarrasser du ballon ».
On entend des prénoms interpellés brusquement d’un bout à l'autre du terrain, en d’autres termes, ça gueule. Au fond, deux gardiens habillés de noir s’entraînent seuls, loin des autres joueurs. « Il est pourri le ballon ». « Eh, on n’est pas riche comme club ». Les gardiens font des pompes dans l'herbe mouillée.
On entend des nez qui renâclent comme des naseaux de chevaux. « Joue court. Fais des longues ». « Ca me casse les couilles ».
On entend de l’énervement. « Allez, c’est rien ».
Mercredi 16 octobre
A la question : “est-ce que tu crois qu’elles s'entraînent par ce temps ?”, la réponse est oui. Et pourtant il pleut. C’est même au-delà de la pluie. Est-ce parce que le football est une invention britannique que l’on y parle autant de la météo ? Les vestes des six joueuses brillent comme sur une piste de danse à force de gouttes d’eau.
Je peux mettre un nom sur l’exercice que le coach leur a demandé. Désormais, je sais qu’il s’agit du taureau. Et donc d’une arène et d’une pauvre bête traquée. Sauf qu’ici, tout le monde a le sourire, je pense que ces filles en ont vu d’autres.
Sous mon parapluie, le pantalon glissé dans mes bottes, l’herbe verte, grasse et luisante, je pense vraiment à l’Angleterre et je ne dirais pas non à une tasse de thé, façon Reine d'Angleterre au derby d'Epsom. Un derby peut en révéler un autre. Il faudrait que je me rapproche un peu plus du terrain pour entendre ce qui s’y dit car les sons se perdent dans le bruit de la pluie.
Même la peau des filles en short commence à briller. “Appliquez-vous dans la première passe au moins.”Le coach ne dit pas cela d’un air désespéré, il a retrouvé sa voix, mais il pourrait bien la reperdre car il ne porte ni capuche ni casquette. Comme la dernière fois, les filles s’excusent des mauvaises passes. Comme la dernière fois, ça rigole. “Vous êtes neuneu ou quoi ? “ Le coach n’élève pas la voix, la nuit est noire depuis le début de l'entraînement, l’air doux. “Appliquez-vous, mettez de la concentration". “Elle était belle ma passe”, se félicite l’une des filles. Je m’éclipse avant qu’elles ne s’installent en position de jeu, je garde cela pour une prochaine fois.
Vendredi 18 octobre
Ce soir c’est match à Lingreville.
Coup de sifflet du départ, nos filles sont en bleu. Je m’étonne de ce pronom possessif que j’emploie pour la première fois. C’est des amis à toi ? demande une spectatrice à une autre spectatrice. Oui des amis de foot. On se retrouve à tous les matchs. Il s’est rien passé, dit rassurante la seconde à la première.
1-0 pour Gouville. Ce premier but est salué de quelques applaudissements. C’est bien les filles, c’est très bien. La joueuse 11 de l’équipe adverse est chargée de coller la joueuse 17 de Gouville. La 17, c’est la nouvelle, Louise. J’apprends de la bouche de deux jeunes hommes venus soutenir l’équipe féminine de Gouville, que Louise a rejoint le club pour apprendre l’arbitrage.
2-0. C’est le premier match de foot, autour d’un stade, de toute ma vie. Les filles jouent à huit, dans la largeur du terrain. Acclamations dans le public. Le club qui reçoit, le FC Sienne, reprend du poil de la bête et vient de marquer. Le jeu s’est déplacé de l’autre côté du terrain.
3-1. C’est un beau but, même moi je peux le voir. Une certaine fatigue est perceptible. Il y a de l’énervement chez l’adversaire.
L’auvent de la buvette vient de se soulever. On doit approcher de la mi-temps. Bravo la gardienne, bravo, bel arrêt. Ines a un fan club de copines et de copains. Ils sont venus avec des burgers dans des sacs en papier kraft. Une joueuse pousse un cri. Elle est entrée en collision avec une autre. Excuse-moi, c’est dans le jeu lui dit cette dernière.
La pluie annoncée est bien là. Franchement c’est une belle soirée de foot. Mais le commentaire concerne un événement passé et pas le match en cours. La main ! Et ça siffle pas !
La pluie tombe et retombe. Je te fais un bisou, dit, narquoise, une joueuse à un spectateur. Proposition refusée. Avec l’éclairage haut des projecteurs, la trajectoire des gouttes d’eau ressemble à celle de la neige fondue dans les phares des voitures.
4-1. Je n’ai rien vu du but. Deux supportrices arrivent et découvrent le score. Elles affichent des mines désespérées. Le terrain, c’est de l’herbe à vache. J’y mets cinq veaux, ils sont contents dit un jeune homme hilare. Je me demande comment font les joueuses à lunette avec cette pluie battante.
5-1. Applaudissements. Quand tu cours, la flotte tu t’en fous, dit l’un. Quelqu’un a crié “Bien joué”, mais je n’ai rien vu de notable. Je ne distingue rien sauf les goals qui font des petits sauts pour se réchauffer.
6-1. 7-1. 8-1.
Allez mon gros sanglier crie avec affection une fille en direction d’une joueuse. Elle aime bien, ça la motive quand on lui dit ça, dit-elle pour se justifier. Elle n’a pas besoin d’être motivée, rétorque en rigolant un supporter de l’équipe adverse. Dîtes lui plutôt de se calmer.
Poteau du sanglier blond.
9-1. 10-1. Score final.
Julie homme du match, dit un garçon. Julie, elle est aussi forte que sa mère, réplique un autre. Vous verriez jouer sa mère. J’aime cette idée de filiation.
La fameuse Julie arrive, trempée, elle me tourne le dos. Son amoureux lui caresse gentiment les cuisses, juste à la limite du short. J’aime beaucoup la douceur de ce geste.
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